Au premier étage du café Momus, 17 rue des Prêtres-Saint-Germain l’Auxerrois, Théodore Bonnefoy et ses trois amis commençaient à fatiguer. Il était onze heures du soir et leur soirée avait débuté… vers midi. Les petits prophètes – comme ils aimaient à s’appeler entre eux – avaient disserté sur le régime de Louis-Philippe, sur les arts (on avait parlé du suicide récent d’Antoine-Jean Gros, le peintre de l’Empire qui venait de se jeter dans la Seine), sur le procès, en mai, des émeutiers républicains d’avril 1834, et, évidemment, sur les femmes. L’un ou l’autre avait aussi lu ses vers, dont tous n’étaient pas mauvais.
Thomas, l’un des quatre, proposa enfin d’aller chercher le cabriolet de ses parents qui habitaient non loin, et de raccompagner ses camarades.
Quelques minutes après son départ, les trois jeunes hommes tentèrent à leur tour de lâcher leur chaise et de tester la position debout. Théodore n’avait pratiquement pas bu et fut aussitôt sur ses pieds. Mais pour ses deux compères, ce fut comme une expérience nouvelle. Le secours d’un cabriolet pourrait effectivement leur rendre un grand service afin de leur permettre de rentrer chez eux… si toutefois ils arrivaient à atteindre sains et saufs le rez-de-chaussée. Théodore, par prudence, les précéda dans l’escalier. Puis, comme les deux autres étaient arrivés en bon ordre jusqu’au comptoir du bas, il remonta les marches quatre à quatre, pris d’une inspiration soudaine.
Le jeune couple qu’il avait observé toute la soirée se chuchoter des douceurs sur un divan le vit fondre droit sur lui. Théodore s’adressa à l’homme d’un air à la fois gêné et excédé :
– Monsieur, veuillez m’excuser… Je vais commettre une indiscrétion… Êtes-vous sûr de bien connaître cette jeune femme ?
– Que voulez-vous dire ? répliqua vivement le jeune homme.
– Ne le prenez pas mal. Mais j’ai vécu récemment une aventure malheureuse, et je regrette aujourd’hui amèrement de m’être laissé aveugler par l’amour et la beauté.
– Sylvie, connais-tu ce monsieur ? demanda le jeune homme à sa compagne.
– Votre amie ne me connaît pas et je ne la connais pas, intervint Théodore. Seulement…
Il aperçut Thomas qui, déjà revenu, montait péniblement les dernières marches de l’escalier.
– Seulement, assurez-vous bien qu’il n’y a que vous dans son cœur, avant de lui donner le vôtre, acheva Théodore d’une traite.
Le jeune homme se leva avec irritation. Il hésita un moment, mesurant la grande taille et la largeur des épaules de Théodore. Thomas arriva sur eux et s’adressa au couple en ôtant son chapeau :
– Veuillez excuser mon ami. Il vient de subir une grande peine et en est encore tout chamboulé.
Théodore avait fait demi-tour et commencé à descendre les marches. Thomas le rejoignit en courant et titubant. Il dit à Théodore : « Ce n’est qu’une grisette et son galant, pourquoi les agresses-tu ? » et lança en se retournant : « Pardonnez-lui et oubliez ce qu’il vous a dit ! » avant de disparaître dans l’escalier, les mains appuyées sur les épaules de Théodore pour mieux s’assurer, tel un aveugle.

Pas un des trois amis ne s’inquiéta que Thomas, dans son état, prenne les rênes du cabriolet. Théodore semblait absorbé par des pensées noires. Les deux autres étaient aussi imbibés que Thomas qui lança le cheval au trot en direction de la place de Saint-Germain-L’Auxerrois. Puis il donna peu à peu de la vitesse à la voiture. C’est au galop que le cabriolet franchit le quai de l’École, puis le Pont neuf.
– Thomas, où nous emmènes-tu ? demanda Théodore.
Il dut répéter sa question en criant, car le bruit des roues sur les pavés couvrait sa voix. Thomas répondit, le visage illuminé :
– Un petit détour par la Seine, pour nous dessaouler !
– Tu sais bien qu’on m’attend impasse du Doyenné ! lui cria Théodore. Et fais attention, tu roules trop vite !
Théodore regrettait de n’avoir pas pris à pied. Dix minutes suffisaient pour rejoindre l’impasse du Doyenné depuis Momus, mais il avait voulu faire plaisir à ses amis en les laissant le déposer. Le cabriolet emprunta à droite le quai Conti, dérapant dans le virage. Le peu d’attention qui restait à Thomas, grisé par la vitesse, était concentré sur la position des autres voitures – rares à cette heure –, qu’il parvenait au dernier moment à éviter. Le cabriolet passa devant le Pont des Arts, continua sur le quai Malaquais puis vira brutalement à droite pour emprunter le tout nouveau Pont du Carrousel. Sous l’effort, il pencha dangereusement vers la gauche. Théodore regarda la Seine en-dessous d’eux. « De toute façon, il faut mourir un jour. Pourquoi pas ce soir ? », pensa-t-il très sérieusement. Il se dit seulement qu’il aurait préféré que Corinne soit avec lui.